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Quels sont les effets des traumatismes sur le corps

La violence psychologique et l’abus narcissique laissent des cicatrices profondes – pas toujours visibles à l’œil nu, mais bien réelles dans le corps et le psychisme des victimes. Les recherches montrent que ces expériences traumatiques « laissent des traces sur la biologie » des personnes et entraîne de nombreux troubles médicaux ultérieurs. Nombre de survivant·es de ces abus rapportent que « leur corps ne va plus comme avant » : fatigue incessante, douleurs diffuses, insomnies, tensions chroniques, comportements d’auto-agression corporelle… Autant de maux somatiques qui s’ajoutent aux blessures psychologiques. Ce n’est pas une coïncidence : un traumatisme prolongé déclenche un état d’alarme persistant dans l’organisme, marqué par une sécrétion continue d’hormones de stress qui épuise le système immunitaire et perturbe le fonctionnement des organes.

Cet article vise à éclairer comment le corps encode les traumatismes liés à l’emprise psychologique et comment il « rejoue » ces derniers, parfois longtemps après la fin de l’abus. J’explore la neurobiologie du trauma à travers les travaux de spécialistes comme Bessel van der Kolk, Gabor Maté ou Peter Levine, en expliquant comment le corps réagit à la menace et garde la mémoire de l’abus. Je détaille les manifestations corporelles fréquentes après un traumatisme psychologique (fatigue chronique, douleurs inexpliquées, insomnies, tensions, dissociation corporelle, symptômes psychosomatiques, etc.), y compris la façon dont le trauma perturbe le schéma corporel et la perception de soi. Des exemples cliniques et témoignages anonymisés de patient·es viendront illustrer la manière dont le vécu traumatique s’exprime à travers le corps. Enfin, je vous présente des pistes thérapeutiques centrées sur le corps – Somatic Experiencing, EMDR, Internal Family Systems (IFS), pleine conscience incarnée, yoga trauma-sensible, entre autres – pour vous aider à favoriser une réconciliation avec le corps, afin que celui-ci redevienne un allié dans le processus de guérison.

La neurobiologie du trauma : un corps qui encode la souffrance

Les neurosciences du traumatisme ont confirmé ce que de nombreux cliniciens observent depuis longtemps : face à un choc psychologique intense ou répété, le corps entier réagit. Le stress extrême active les circuits cérébraux de survie – en particulier l’amygdale, centre de la peur – tout en perturbant les aires du cerveau rationnel et émotionnel supérieur. Sous emprise, le cerveau entre en mode « combat, fuite ou sidération (freeze) », et peut y rester bloqué bien après la fin du danger. Bessel van der Kolk décrit comment l’exposition à la violence déclenche un véritable « système d’alarme hyperactif » et « façonne un corps bloqué en mode combat/fuite/sidération » besselvanderkolk.com. Autrement dit, le trauma imprime dans le corps un état d’alerte permanent.

Cette alarme persistante n’est pas qu’une métaphore : des niveaux élevés de cortisol et d’adrénaline – les hormones du stress – maintiennent l’organisme en vigilance permanente, comme s’il était toujours en danger. Cela se fait au détriment des fonctions de repos, de digestion, d’immunité ou de réparation cellulaire, ce qui explique que le trauma puisse « faire des ravages sur le système immunitaire et le fonctionnement des organes »besselvanderkolk.com. Le Dr Gabor Maté, spécialiste du lien corps-esprit, souligne que le trauma n’est pas seulement ce qui nous est arrivé, mais surtout ce qui se passe en nous du fait de cet événement. Le corps du traumatisé apprend ainsi à survivre en mode urgence : le moindre stimulus rappelle l’abus et relance la cascade neurobiologique du danger, même si tout est objectivement calme autour de la personne.

Sur le plan cérébral, le cortex préfrontal – siège de la réflexion et du contrôle – est mis en veille lors des réminiscences traumatiques, tandis que les régions plus primitives (limbiques et brainstem) dominent. En d’autres termes, le traumatisme « court-circuite » le cerveau rationnel. Van der Kolk résume ce phénomène en affirmant que « le corps garde les scores » (“the body keeps the score”), c’est-à-dire que les souvenirs traumatiques sont stockés dans le corps et se manifestent par des réactions physiologiques incontrôlées. Ces réactions, parce qu’elles émanent du « cerveau de survie », sont irrationnelles par nature : la personne sait intellectuellement qu’elle est en sécurité, cela ne suffit pas à éteindre l’alarme corporelle. « L’impact du trauma se situe dans le cerveau instinctif, qui ne retourne pas à la normale une fois la menace passée », explique van der Kolk besselvanderkolk.com. Le corps continue de répondre comme s’il était coincé dans le passé dangereux.

Cette empreinte neurobiologique du trauma a des conséquences concrètes. On observe chez les personnes traumatisées une hyperactivité des circuits de la peur, mais aussi des déficits dans les circuits de la concentration, de la flexibilité mentale et même de la perception des sensations corporelles besselvanderkolk.com. En clair, le trauma altère la façon dont le cerveau filtre les informations et ressent le corps. La personne reste sur le qui-vive (hypervigilance), facilement submergée par le stress, et a du mal à se recentrer ou à réguler ses émotions. Van der Kolk parle d’une véritable « biologie de la menace » qui s’installe : le système neuro-hormonal du stress devient dominant, le système de récompense (plaisir) se dérègle, et le corps semble “programmé” pour détecter le danger partout. Les survivant·es de trauma se sentent en insécurité chronique, en danger, ce qui rend impossible la relaxation et le sentiment de bien-être besselvanderkolk.com. Beaucoup décrivent être incapables de profiter du moment présent, d’où un état d’épuisement et d’anxiété quasi permanent.

Du refuge à la prison : comment le corps « rejoue » le traumatisme

Face à un abus psychologique ou narcissique, le corps sert initialement de refuge. Pendant l’événement traumatique, de nombreux mécanismes corporels se déclenchent pour protéger l’individu. Le cerveau libère des endorphines et d’autres opioïdes endogènes qui anesthésient partiellement la douleur – physique comme émotionnelle – ce qui permet de « tenir le coup » sur le moment. De même, la dissociation (cette sensation de détachement de soi, comme si l’on était absent de son propre corps) est une réponse de survie fréquente : c’est une façon pour l’esprit de se mettre à l’abri lorsque la réalité est insupportable. Beaucoup de victimes décrivent s’être « coupées » de leur corps pendant l’abus, comme si elles étaient devenues insensibles ou absentes, ce qui leur a permis de survivre psychiquement à l’horreur sur le moment. Le corps, en ce sens, offre un refuge en déconnectant partiellement la personne de la douleur immédiate.

Cependant, ce refuge se mue en prison dans les mois et années qui suivent le trauma. Les réactions corporelles de défense – figement, tension, hypervigilance, dissociation – qui ont aidé la personne à survivre la laissent ensuite emprisonnée dans un corps qui n’arrive plus à retrouver son équilibre. Lorsqu’un organisme subit un choc dont il ne peut s’échapper, l’énergie de survie mobilisée reste bloquée dans le corps. Contrairement aux animaux qui déchargent ce stress en tremblant ou en fuyant une fois le danger passé, les humains ne libèrent pas naturellement cette énergie : elle demeure enkystée dans le système nerveux. Le corps continue de réagir aux empreintes de l’événement ancien, comme si celui-ci se rejouait encore et encore.

Concrètement, la personne traumatisée se retrouve piégée dans des symptômes physiques récurrents qui sont autant de échos de l’abus. Parmi les manifestations somatiques les plus fréquentes post-trauma, on observe :

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Fatigue chronique et épuisement

Le corps, maintenu en alerte, s’épuise. Le fait de rester en tension nerveuse en permanence – muscles contractés, sommeil léger et non réparateur, vigilance de chaque instant – conduit à un état d’asthénie profonde. Les survivant·es de trauma parlent d’une fatigue écrasante, sans cause médicale apparente. Ce n’est pas une faiblesse, mais le résultat d’un système nerveux surchauffé et épuisé par le stress prolongé. L’organisme a dépensé tant d’énergie à résister et à contenir le trauma qu’il fonctionne désormais sur la réserve, un peu comme une batterie vidée.

Douleurs diffuses et troubles psychosomatiques

Maux de dos, cervicalgies, migraines, douleurs abdominales, douleurs pelviennes… Le trauma s’exprime par des souffrances corporelles parfois invalidantes, sans lésion identifiable. On parle de douleurs psychosomatiques ou de douleurs médicalement inexpliquées. En situation de menace, le corps se crispe (prêt à fuir ou combattre) ; à long terme, cette crispation engendre des tensions musculaires, de l’inflammation et une sensibilisation accrue aux stimuli douloureux. Par ailleurs, le système nerveux autonome (qui régule le cœur, l’intestin, etc.) perd son équilibre : d’où la fréquence, chez les personnes sous emprise, de troubles digestifs (syndrome intestin irritable), de palpitations, de vertiges ou d’autres symptômes somatiques fluctuants. Le corps parle, par ces maux, le langage du trauma indicible.

Troubles du sommeil

Il est courant que les victimes de violence psychologique souffrent d’insomnies, de cauchemars ou d’un sommeil très agité. Un corps hypervigilant a du mal à se mettre en veille la nuit – l’alerte interne ne se coupe jamais complètement, même durant le repos. Des réveils en sursaut avec le cœur qui bat à toute allure, des difficultés à s’endormir (hyperactivité mentale le soir), ou des cauchemars répétitifs rejouant symboliquement l’abus sont autant de manifestations de la mémoire traumatique. Le manque de sommeil réparateur entretient ensuite la fatigue chronique, formant un cercle vicieux. Les recherches en psychotraumatologie confirment que l’hyperactivation neurobiologique du PTSD (état de stress post-traumatique) s’accompagne très souvent de perturbations du rythme veille-sommeil.

Hypervigilance et tensions musculaires

Vivre sous emprise, c’est vivre sur le qui-vive, dans l’anticipation anxieuse du prochain incident. Même une fois l’abus terminé, le corps reste coincé dans ce mode de vigilance extrême. Les muscles restent tendus, prêts à réagir. La personne sursaute au moindre bruit, éprouve une nervosité diffuse ou des crises de panique en apparence injustifiées. Cette tension musculaire prolongée entraîne des douleurs (épaules nouées, mâchoires serrées, etc.) et conduit à des troubles comme le bruxisme (serrer les dents la nuit), des tremblements, voire des troubles de la coordination. Le système nerveux sympathique (activateur) domine, ce qui se manifeste aussi par des symptômes cardiovasculaires (tachycardie), respiratoires (impression d’étouffer) ou dermatologiques (sueurs, rougeurs). Ce mode « tout le temps sur le front » reflète l’état d’alerte interne du corps traumatisé.

Conduites d’auto-agression corporelle

De manière contre-intuitive, certain·es survivant·es en viennent à se faire du mal à eux-mêmes. Automutilations (scarifications, brûlures superficielles…), comportements à risque pour le corps (consommation d’alcool ou de drogues, troubles alimentaires, sexualité à haut risque) sont des tentatives d’adoucir la détresse psychique en la transférant sur le plan physique. La douleur corporelle est tangible et gérable, à la différence de l’angoisse intérieure qui semble insaisissable. Les personnes ayant un passé de traumatismes complexes, notamment d’abus dans l’enfance, présentent des taux plus élevés d’automutilation ptsd.va.gov. Les raisons invoquées pour ces gestes sont souvent de « reprendre le contrôle » (en s’infligeant soi-même une douleur, on transforme une souffrance subie en acte délibéré), de « sentir quelque chose » quand on se sent engourdi ou au contraire d’engourdir une douleur émotionnelle intolérable ptsd.va.gov. Loin d’être un caprice, ces comportements traduisent la profondeur du traumatisme : ils sont le langage désespéré d’un corps-psyché qui ne sait plus comment s’apaiser autrement.

Toutes ces manifestations illustrent comment le corps rejoue l’abus sous différentes formes. Les symptômes physiques du trauma peuvent apparaître des mois voire des années après la fin de l’emprise, parfois déclenchés par un déclencheur (son, odeur, situation rappelant vaguement l’abus). Le simple fait de repasser devant un lieu où s’est produite une scène de violence peut provoquer une réaction corporelle extrême (tremblements, sueurs, crise d’angoisse) sans que la personne ne comprenne sur le coup ce qui lui arrive. Le corps a reconnu un signal de danger associé au trauma et a rallumé l’alarme en un éclair. Ces réactions semblent disproportionnées ou irrationnelles de l’extérieur, car elles ne répondent pas à la situation présente mais à la mémoire implicite du passé psychologytoday.com. Comme l’explique van der Kolk, le corps d’un survivant réagit « comme si le danger était à nouveau là », déclenchant instantanément toute la cascade fight-or-flight : amygdale en alerte, hormones du stress, inhibition du cortex rationnel, mobilisation défensive du corps.

Dissociation et schéma corporel : quand on se coupe de son propre corps

Le traumatisme psychologique ne provoque pas seulement des trop-pleins de sensations physiques (douleurs, tensions, etc.), il est aussi synonyme de vide sensoriel – un engourdissement du ressenti corporel. Beaucoup de survivant·es décrivent une forme d’anesthésie ou de détachement vis-à-vis de leur corps. On parle de dissociation corporelle : l’esprit se déconnecte en partie des signaux en provenance du corps. Ce phénomène, qui survient pendant le trauma pour se protéger devient chronique. Certaines personnes réalisent qu’elles ne ressentent plus la faim, la soif ou la fatigue normalement, ou qu’elles ont une haute tolérance à la douleur physique (elles se blessent sans s’en rendre compte immédiatement). C’est comme si le corps était devenu étranger ou lointain.

Cette dissociation s’accompagne parfois de troubles du schéma corporel – c’est-à-dire de la perception que l’on a de son propre corps. La personne a du mal à habiter son corps, à sentir que celui-ci lui appartient pleinement. Des témoignages font état de personnes qui ne se reconnaissent plus dans le miroir, ou qui ont une image déformée de leur corps (par exemple se percevoir « comme un robot », ou ne plus sentir certaines parties de leur corps). Ces expériences sont fréquemment rapportées après des abus sexuels ou des violences où le corps a été instrumentalisé par autrui : le psychisme de la victime, pour survivre, a « décollé » du corps pendant le trauma, et peine ensuite à reconnecter pleinement.

La dissociation corporelle est un symptôme bien documenté dans le syndrome de stress post-traumatique complexe. Des chercheurs parlent de dissociation somatoforme pour décrire le fait que le trauma provoque un clivage entre l’esprit et les sensations du corps sciencedirect.com. En d’autres termes, une partie de la conscience s’échappe du corps pour ne pas souffrir. Cela peut expliquer que certain·es patient·es aient une pauvre perception de leurs signaux internes (faim, satiété, douleur…) après un trauma – le cerveau a appris à bloquer ces messages pour protéger l’individu. Cette protection se fait au prix d’une perte de vitalité et d’une difficulté à ressentir du plaisir ou du confort physique. Nombre de patients traumatisés ne parviennent pas à habiter le moment présent car une partie d’eux-mêmes est figée dans le passé et détachée de leurs sensations actuelle.

La dissociation est donc un refuge interne – on se réfugie dans un « ailleurs » mental – qui devient à son tour une prison lorsqu’elle persiste involontairement. Ne pas sentir son corps semble préférable à ressentir la douleur psychique, mais cela empêche également de ressentir les bonnes choses (plaisir, détente, intimité positive). De plus, le corps dissocié continue de manifester le trauma de façon indirecte : à travers des symptômes (douleurs, malaises) que la personne subit sans les relier consciemment à son vécu émotionnel, puisque cette connexion corps-esprit a été coupée.

La mémoire traumatique implicite : quand le corps se souvient

Une caractéristique majeure du trauma psychologique est que le souvenir de l’événement ne s’enregistre pas comme un récit ordinaire dans la mémoire autobiographique. Au contraire, il tend à être fragmenté, sensoriel, implicite. On parle de mémoire traumatique implicite pour décrire l’ensemble des souvenirs non conscients du trauma qui persistent dans le corps et le système nerveux. Pierre Janet, pionnier français de la psychopathologie, décrivait dès 1889 le souvenir traumatique comme étant conservé dans des « actions et réactions automatiques, des sensations et des attitudes… rejouées dans les sensations viscérales ». Autrement dit, le trauma se stocke sous forme de réactions corporelles et non de mots.

Le psychiatre Bessel van der Kolk a résumé cela par une formule percutante : « Tout trauma est pré-verbal ». D’une part, parce que bien souvent les traumatismes les plus profonds surviennent à des périodes où le langage n’est pas encore là (petite enfance) et ne peuvent donc être mis en mots à chaud. D’autre part, parce que même chez l’adulte, un stress extrême est enregistré dans des régions cérébrales qui ne « parlent » pas – l’amygdale, le tronc cérébral, les circuits sensoriels – sans passer par le filtre du langage ou de la logique. Il en résulte que la personne n’a pas de souvenirs narratifs clairs de l’abus, tout en ayant des réactions corporelles intenses associés au trauma (une odeur, un ton de voix, un geste, etc.). Le corps, lui, se souvient.

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Concrètement, la mémoire traumatique implicite se manifeste par des phénomènes tels que : des flashs sensoriels (images intrusives, sons, sensations corporelles liées à l’événement), des émotions soudaines (peur panique, honte, colère intense surgissant sans cause évidente actuelle), ou des comportements réflexes (se recroqueviller, fuir, s’immobiliser) face à certaines situations. Ces réponses sont énigmatiques pour la personne elle-même qui se sent hors de contrôle. En réalité, c’est le système corps-cerveau qui réagit à une trace mnésique implicite. Comme l’explique un article récent, « dans les moments de calme entre deux pensées conscientes, notre corps détient des histoires… des mémoires implicites gravées dans nos cellules, qui peuvent resurgir soudainement au détour d’une odeur, d’un son ou d’une sensation, déclenchant des réactions échappant à toute pensée rationnelle » psychologytoday.com.

Lorsqu’elle est activée, cette mémoire implicite court-circuite la pensée : la réaction est immédiate, physiologique. Le Dr van der Kolk parle du corps qui « garde le score » précisément pour décrire cette tendance des souvenirs traumatiques à être stockés somatiquement et à se déclencher de façon corporelle bien des années plus tard psychologytoday.com. Il donne l’exemple classique des vétérans de guerre dont le cœur s’emballe au bruit d’un feu d’artifice – leur corps revit la guerre en une fraction de seconde. De même, une victime de violences psychologiques pourra, en entendant une dispute dans la pièce voisine, ressentir corporellement une angoisse extrême, sueurs et tremblements à l’appui, sans forcément faire tout de suite le lien avec son propre passé. La mémoire implicite du trauma agit ainsi en sous-main, via le corps, ce qui rend indispensable d’inclure le corps dans le travail thérapeutique du trauma.

2 témoignages cliniques : le langage du corps

Pour illustrer comment le corps encode et exprime le trauma, considérons quelques exemples fictifs inspirés de cas réels (les prénoms sont modifiés pour garantir l’anonymat).

Jasmine, 45 ans, consulte pour un épuisement inexpliqué et des douleurs diffuses. Les examens médicaux étant normaux, elle est orientée en consultation psychologique. Au fil des séances, Jasmine évoque son ancien conjoint narcissique, avec qui elle a vécu 10 ans de dénigrement, de manipulation et d’humiliations quotidiennes. Elle se souvient d’avoir eu des malaises pendant cette relation, qu’elle attribuait alors au surmenage. Aujourd’hui, séparée de cet homme depuis 3 ans, elle ne comprend pas pourquoi son corps va si mal alors que « tout danger est écarté ». Son organisme est resté bloqué en mode survie. Les douleurs de Jasmine – notamment ses migraines et ses lombalgies – s’intensifient à chaque fois qu’elle anticipe un conflit ou qu’elle se sent rabaissée dans sa nouvelle vie professionnelle. Son corps revit l’emprise passée : il associe inconsciemment toute situation de stress à l’ancien abus et réagit en conséquence (muscles tendus de façon réflexe, ce qui ravive ses douleurs, et état d’épuisement dès qu’elle se sent sous pression, car son système nerveux « disjoncte » après s’être emballé). Prendre conscience de ce lien corps-trauma a été une révélation pour Jasmine : « Donc je ne deviens pas folle, c’est mon corps qui crie ce que je me suis forcée à taire… » a-t-elle résumé. Ce constat, à la fois douloureux et libérateur, lui a permis d’entamer un travail thérapeutique axé sur la reconnexion corporelle et la libération progressive des tensions accumulées.

Pierre, 32 ans, a vécu une enfance sous emprise avec une mère manipulatrice et violente psychologiquement. À l’âge adulte, il souffre de troubles dissociatifs et de crises de panique. Lorsqu’il se dispute avec son supérieur hiérarchique ou qu’il se sent critiqué, il lui arrive de “décrocher” : son regard se vide, il n’entend plus ce qu’on lui dit, son corps devient froid et tremblant. Parfois, c’est l’inverse, il entre dans des colères incontrôlées qu’il ne s’explique pas. En thérapie, Pierre a pu identifier que son corps réagissait ainsi à tout contexte lui rappelant – même vaguement – la domination maternelle qu’il a subie enfant. Son système nerveux balance alors entre deux extrêmes appris dans l’enfance : la dissociation totale (faire le mort pour survivre aux injures de sa mère) ou l’explosion émotionnelle (une révolte corporelle contre l’impuissance vécue). Ces réactions se déclenchent en lui automatiquement, avant même qu’il ait pu réfléchir. En séance, Pierre a revisité certains souvenirs traumatiques et a pu reconnecter ces réactions physiques à leur source psychologique. Il a également appris, via des exercices de respiration et de pleine conscience, à rester présent dans son corps quand l’angoisse monte, au lieu de se dissocier. Petit à petit, ses crises se sont espacées, signe que son corps commence à décoder le message du passé au lieu de simplement le rejouer.

Ces exemples montrent à quel point chaque corps exprime à sa manière l’histoire du trauma. Pour Jasmine, c’était la somatisation par la douleur et la fatigue ; pour Pierre, c’était la dissociation et les réactions extrêmes. Dans tous les cas, la clé de la guérison a été de redonner du sens à ces symptômes – comprendre qu’ils sont liés au trauma – puis d’entreprendre un travail de renégociation du traumatisme en incluant le corps.

Pistes thérapeutiques : se réapproprier son corps traumatisé

Puisque le trauma s’inscrit dans le corps, la guérison passe inévitablement aussi par le corps. Les approches thérapeutiques contemporaines de l’état de stress post-traumatique intègrent de plus en plus le volet somatique, afin d’aider les patient·es à libérer les empreintes corporelles du trauma et à se réapproprier leur schéma corporel. Voici quelques pistes thérapeutiques majeures pour y parvenir :

Somatic Experiencing (SE)

Développée par Peter Levine, cette méthode se concentre sur la libération progressive de l’énergie de survie bloquée. En SE, le·la thérapeute aide la personne à prêter attention à ses sensations corporelles dans un contexte sécurisé, et à achever les réponses de défense qui sont restées figées (par exemple, sentir un élan de fuite ou de colère dans le corps et l’accompagner jusqu’à ce que la tension se relâche). L’objectif n’est pas simplement la gestion des symptômes, mais une reconfiguration neurobiologique en profondeur : on apprend à son système nerveux que le danger est passé, en désamorçant petit à petit les réactions automatiques ancrées. Les approches somatiques comme SE réduisent significativement les symptômes post-traumatiques en traitant directement la composante physiologique du souvenir traumatique psychologytoday.com. Concrètement, il s’agit de permettre au corps de trembler, pleurer, respirer profondément, bouger – toutes ces actions que le trauma avait inhibées – afin de dissiper l’énergie emmagasinée et de restaurer un sentiment de sécurité interne.

EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing)

Initialement connue pour son efficacité sur les souvenirs traumatiques explicites, la thérapie EMDR agit également sur le corps. En demandant au patient de se replonger dans des fragments du souvenir tout en stimulant le cerveau par des mouvements oculaires ou taps alternatifs, l’EMDR favorise un retraitement intégrant le souvenir dans un contexte apaisé. De nombreuses recherches ont prouvé l’efficacité de l’EMDR pour diminuer les symptômes du stress post-traumatique. L’une des hypothèses est que cette approche aide à transférer les souvenirs initialement implicites (chargés d’émotion et de sensations) vers une mémoire plus intégrée et explicite, qui n’active plus automatiquement les réponses physiologiques de détresse. Autrement dit, un souvenir qui, auparavant, provoquait inéluctablement une réaction corporelle intense (sueur, panique, tension) peut, après EMDR, être rappelé sans déclencher cette tempête somatique. L’EMDR permettrait ainsi de « digérer » le trauma en le faisant passer d’un registre corporel implicite à un registre narratif explicite.

Internal Family Systems (IFS)

L’IFS est une approche psychothérapeutique qui, même si elle ne se focalise pas uniquement sur le corps, s’avère très pertinente pour les traumas complexes. Elle considère la psyché comme un ensemble de parts (parties de soi) ayant des rôles protecteurs ou blessés. Dans le cas du trauma, il y a des parts dissociatives qui portent la mémoire corporelle de l’abus (les “exilés”, renvoyés dans l’inconscient car trop douloureux), et d’autres parts protectrices qui ont appris à anesthésier ou contrôler ces émotions. Le travail en IFS consiste à établir un dialogue intérieur afin de permettre aux parts traumatisées de s’exprimer en sécurité, de libérer leur charge émotionnelle et corporelle, et de redonner au Soi du sujet (sa conscience centrale) le rôle de guide bienveillant. Des recherches préliminaires suggèrent que l’IFS peut réduire les symptômes du PTSD et d’autres troubles liés aux traumas pmc.ncbi.nlm.nih.gov. En pratique, cette approche aide par exemple un·e patient·e à reconnaître la part de lui/elle qui, lors d’une confrontation, “quitte son corps” (dissociation) et à la rassurer, ou encore à dialoguer avec la part en lui/elle qui provoque des douleurs psychosomatiques, afin de comprendre ce qu’elle veut signaler. C’est une manière indirecte mais puissante de travailler avec le corps : via le langage imagé des parts, l’IFS permet de décoder les messages corporels du trauma.

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Pleine conscience incarnée (mindfulness)

Les techniques de pleine conscience adaptées au trauma invitent la personne à revenir progressivement dans ses sensations corporelles du moment présent, de façon sécurisée et sans jugement. Il s’agit de pratiques de respiration consciente, de body-scan (parcours attentionnel des différentes parties du corps), ou de mouvements en pleine conscience. Ces exercices permettent de restaurer la connexion corps-esprit dans un contexte de calme. Des études en neuroimagerie montrent que la méditation augmente le volume de l’hippocampe (structure clé de la mémoire et de l’émotion) et améliorer la régulation émotionnelle psychologytoday.com. En renforçant l’ancrage corporel ici-et-maintenant, la pleine conscience aide à contrebalancer la tendance du corps traumatisé à revivre là-bas-et-alors. Progressivement, le patient peut apprendre à observer ses sensations de peur ou de douleur sans en être submergé, ce qui diminue leur pouvoir. La pleine conscience incarnée consiste vraiment à habiter son corps dans le présent en y cultivant une attitude d’accueil et de sécurité. C’est l’opposé de la dissociation. Des survivant·es de traumas rapportent que des pratiques comme la cohérence cardiaque (respiration rythmée), le yoga doux, ou la méditation centrée sur le souffle les ont aidés à apprivoiser à nouveau leur corps.

Yoga trauma-sensible

Le yoga est de plus en plus reconnu comme un complément thérapeutique efficace dans le PTSD. Bessel van der Kolk a mené des études montrant qu’un programme de hatha yoga doux sur 10 semaines améliorerait significativement les symptômes chez des femmes ayant un trauma chronique résistant aux traitements researchgate.net. Le yoga trauma-sensible adapte les séances pour proposer un environnement très sécurisant (postures aménagées, consentement explicite avant tout ajustement physique, insistance sur le fait que chacun est libre de sortir d’une posture à tout moment). La pratique du yoga agit à plusieurs niveaux : elle régule le système nerveux autonome (par la respiration profonde et l’étirement lent des muscles, qui activent le système parasympathique de détente), elle améliore la conscience corporelle (chaque posture invite à sentir différentes zones du corps, à y être attentif sans jugement), et elle redonne un sentiment de contrôle bienveillant sur son corps. Van der Kolk souligne que le yoga est une manière douce pour les traumatisés de « se réapproprier leur corps, de le ressentir en sécurité et d’y être pleinement présent » kripalu.org. Dans ses travaux, il a observé que le yoga réactivent des zones du cerveau liées à la conscience de soi, zones qui étaient éteintes chez les patients traumatisés. En clair, le yoga aide à “réveiller” le cerveau corporel engourdi par le trauma, tout en apprenant à relâcher des tensions profondes. Beaucoup de patients décrivent le yoga comme un moyen de « se réconcilier avec leur corps » : là où ils redoutaient leurs sensations (associées à la panique ou la douleur), ils apprennent à les apprivoiser via des étirements, des postures de renforcement, et la relaxation finale. Notons que d’autres approches corporelles comme le tai-chi, le qi gong, ou la danse thérapeutique ont des effets similaires de réappropriation corporelle dans un cadre apaisant.

Autres approches

La thérapie par le massage thérapeutique ou le toucher sécurisant aident certaines personnes à réhabiter positivement leur corps (en particulier pour celles dont les limites corporelles ont été violées, réapprendre un toucher non intrusif est réparateur). La neurofeedback est une méthode où l’on apprend au cerveau à auto-réguler son activité en recevant un feedback en temps réel de ses ondes cérébrales ; van der Kolk et d’autres l’ont expérimentée avec succès pour réduire l’hypervigilance et les insomnies post-traumatiques. Les thérapies créatives et psychocorporelles (théâtre thérapeutique, art-thérapie, équithérapie avec les chevaux, etc.) offrent également des voies de guérison en contournant le verbal pour accéder à l’expression émotionnelle et corporelle du trauma. L’important est d’adapter l’approche à chaque personne – « taille unique ne convient pas à tous », rappelait van der Kolk – et de toujours veiller à créer un sentiment de sécurité et de contrôle pour le patient dans tout travail corporel (ne jamais imposer un exercice qui rappellerait l’impuissance).

Vers une réconciliation avec le corps (Conclusion)

Si le corps a été le théâtre de l’abus – parfois transformé en véritable prison de symptômes – il peut redevenir un allié de la guérison. L’objectif ultime des interventions thérapeutiques est d’aider la personne traumatisée à se sentir à nouveau en sécurité dans son propre corps. Cela passe par la restauration progressive d’un sentiment de contrôle, de compassion et de connexion envers soi-même. Les experts du trauma insistent sur la nécessité de « réapprendre à habiter son corps » en douceur. « Ce n’est qu’en permettant aux survivants de se sentir à nouveau en sécurité dans leur enveloppe corporelle, capables de tolérer ce qu’ils ressentent et savent, que la guérison durable peut advenir », affirme van der Kolk besselvanderkolk.com. Il faut rendre le corps habitable à nouveau, pour que l’esprit puisse s’y ancrer sans terreur.

Heureusement, le corps possède une capacité de résilience remarquable. Même après des années de souffrance, il peut retrouver un nouvel équilibre. Comme le dit un adage en psychotraumatologie : « Ce que le corps a enregistré, il peut le libérer ». Cela demande du temps, un accompagnement bienveillant et un travail pluridisciplinaire (médical, psychothérapeutique, corporel), mais de nombreux survivant·es de traumas complexes parviennent à transformer cette prison en un espace de vie et de croissance. Un moment émouvant moment quand un·e patient·e dit pour la première fois : « Je crois que je me sens bien dans mon corps », réalisant qu’il est possible d’éprouver à nouveau du confort, du plaisir, voire de la fierté corporelle, là où il n’y avait que douleur et aliénation.

En guise d’espoir, rappelons-nous que le corps humain, même meurtri, conserve une sagesse intrinsèque. Il aspire à l’équilibre et à la guérison. En écoutant les messages qu’il envoie (plutôt qu’en les subissant passivement), en les reliant à notre histoire et en utilisant les outils thérapeutiques adéquats, il est possible de peu à peu desserrer l’emprise du trauma. La mémoire du corps ne s’effacera jamais complètement, mais elle se transformera : d’envahissante et chaotique, elle devient une mémoire apaisée, intégrée à notre parcours de vie. Le corps, autrefois refuge pendant le trauma puis prison de nos maux, redevient enfin notre foyer – un foyer sûr, réinvesti par une présence bienveillante à soi. Comme l’écrit van der Kolk, on ressort d’un travail de guérison avec « un profond sentiment d’admiration pour la résilience humaine et pour le pouvoir qu’ont nos relations – dans l’intimité comme dans la communauté – de nous blesser mais aussi de nous guérir ». Puissions-nous, patients comme soignants, cheminer vers cette réconciliation où le corps reprend sa juste place : non plus le gardien muet de la douleur passée, mais le temple vivant d’une existence à reconstruire, jour après jour, dans la sécurité et l’espoir.

FAQ – Trauma psychologique et mémoire du corps : tout comprendre

Comment le corps garde-t-il la mémoire d’un traumatisme ?

Le corps enregistre les traumas via le système nerveux : tensions, douleurs et réactions automatiques reflètent une mémoire implicite non verbale.

Qu’est-ce que la somatisation post-traumatique ?

a somatisation désigne l’expression corporelle du trauma : fatigue chronique, douleurs inexpliquées, insomnies, problèmes digestifs ou musculaires.

Pourquoi les victimes de violences psychologiques ressentent-elles des douleurs physiques ?

Les abus prolongés activent le stress chronique, perturbant le système nerveux et immunitaire. Le corps reste en alerte même après la fin de l’emprise.

Peut-on guérir de la mémoire corporelle du trauma ?

Oui, grâce à des thérapies adaptées comme l’EMDR, le Somatic Experiencing, le yoga trauma-sensible ou la pleine conscience incarnée.

Que faire si je me sens coupé·e de mon corps après un abus ?

La dissociation corporelle est fréquente après un trauma. Un accompagnement en psychotraumatologie aide à se reconnecter en douceur à son corps.

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