DARVO : comment la victime devient le persécuteur pour les autres
Si vous êtes victime de violences psychologiques ou d’abus narcissiques au sein d’une relation de couple, vous avez peut-être vécu des situations où, en dénonçant un comportement abusif, l’agresseur a nié les faits, vous a attaqué, puis s’est posé en victime. Ce phénomène porte un nom en psychologie : le DARVO (pour Dénégation, Attaque, Renversement de la Victime et de l’Agressé). Il s’agit d’une stratégie de manipulation courante dans les violences conjugales. Le mécanisme du DARVO est extrêmement déstabilisant et aggrave le traumatisme psychologique. Dans cet article, je vous propose une analyse clinique de ce processus, ses impacts psychotraumatiques et les raisons pour lesquelles les victimes passent aux yeux d’autrui pour les “persécuteurs”. Mon objectif est de vous apporter des explications claires sur les mécanismes en jeu – notamment les réactions de défense, la dissociation, la sidération et la confusion cognitive et émotionnelle – tout en vous offrant des pistes d’accompagnement thérapeutique pour vous aider à vous reconstruire.
Cet article s’appuie sur des travaux scientifiques de référence et sur mon expérience clinique en psychotraumatologie. Sachez que vos réactions face à la violence sont des mécanismes de survie normaux et que, malgré la confusion et la douleur engendrées par le DARVO, des solutions existent pour retrouver une vie équilibrée.
Qu’est-ce que le DARVO ? Une stratégie de négation et d’inversion des rôles
Le terme DARVO a été introduit en 1997 par la psychologue américaine Jennifer J. Freyd, dans le cadre de ses travaux sur le traumatisme par trahison jjfreyd.com. Cet acronyme décrit la réaction typique de certains agresseurs lorsqu’ils sont confrontés à leurs abus : Deny, Attack, Reverse Victim and Offender, que l’on traduit en français par Nier, Attaquer, Renverser les rôles de Victime et d’Agresseur. En pratique, cela correspond à un schéma en trois étapes :
Dénégation (Deny)
L’agresseur nie catégoriquement les faits ou minimise la gravité de son comportement. Il prétend que l’abus n’a pas eu lieu, ou qu’il s’agit d’un malentendu, que la victime « exagère » ou « invente des histoires ». Ce déni vise à éviter toute responsabilité et s’apparente à du gaslighting, c’est-à-dire une manipulation qui consiste à faire douter la victime de sa propre perception de la réalité. D’ailleurs, Jennifer Freyd souligne que cette phase de déni s’accompagne de gaslighting pur et simple.
Attaque (Attack)
Dans un second temps, l’agresseur passe à l’attaque personnelle contre la victime ou la personne qui le confronte. Il cherche à détruire la crédibilité de celle-ci et à la faire passer pour instable, malveillante ou responsable de la situation. Il accuse la victime d’être « trop sensible », « folle » ou « en train de mentir pour se venger ». Cette attaque prend la forme d’une campagne de dénigrement (ou smear campaign), incluant le blâme de la victime pour ce qu’elle subit. L’objectif est de détourner l’attention du comportement de l’abuseur et de retourner les critiques contre la personne qui le met en cause. Comme l’explique Freyd, « l’agresseur… ridiculise la personne qui lui demande des comptes », afin de l’intimider et de la réduire au silence.
Renversement des rôles (Reverse Victim and Offender)
Enfin, l’agresseur se pose en victime et présente la véritable victime comme l’agresseur. Il inverse complètement la réalité des rôles – se plaignant d’être faussement accusé, affirmant que c’est lui qui subit un préjudice – de sorte que la véritable victime se retrouve accusée à son tour. Freyd décrit ce renversement de manière claire : « L’agresseur crée rapidement l’impression que c’est à lui que l’on porte préjudice, tandis que la victime… serait l’agresseur. Les rôles et responsabilités sont entièrement inversés… L’agresseur devient l’accusateur et la personne qui s’efforce de lui faire prendre ses responsabilités devient celle qui doit se justifier ». Autrement dit, l’abuseur se dépeint comme la pauvre victime d’une accusation mensongère, et la vraie victime est présentée comme la « vraie » coupable (coupable de diffamation, de harcèlement envers l’agresseur, etc.).
Le DARVO est ainsi une tactique de manipulation puissante, fréquemment observée dans les cas de violences sexuelles, de violences conjugales et d’abus narcissique. Son but premier est de détourner les accusations et d’éviter toute remise en cause du comportement de l’agresseur. En jouant la victime et en attaquant la crédibilité de la personne abusée, l’auteur des violences cherche à désorienter la victime et l’entourage, à brouiller les repères entre le vrai et le faux, et à se soustraire aux conséquences de ses actes.
Un impact psychotraumatique majeur sur la victime
Faire face à une réaction de type DARVO est extrêmement éprouvant pour la victime, tant sur le plan émotionnel que cognitif. Cette stratégie, en niant la réalité de la violence et en inversant la culpabilité, provoque chez la victime une profonde confusion mentale, un doute de soi et un sentiment d’injustice. On assiste à une véritable violence psychique ajoutée à la violence initiale, qui aggrave le traumatisme psychologique.
Confusion cognitive et émotionnelle
Une des conséquences directes du DARVO est de plonger la victime dans la confusion. À force d’entendre que les faits n’ont « pas eu lieu » ou qu’« elle dramatise », la personne abusée en vient à douter de sa mémoire et de sa santé mentale. Cette confusion est entretenue par le caractère convaincant et catégorique de l’agresseur : il affirme avec aplomb sa version déformée, ce qui fait vaciller même les certitudes de la victime. Ne plus savoir qui croire, ni quelle est la vérité, est extrêmement angoissant. La victime se sent comme dans un « brouillard » cognitif et émotionnel. Les chercheurs ont montré que le DARVO favorise la méfiance envers le récit de la victime aussi bien chez la victime elle-même que chez les observateurs gender.stanford.edu.
Du point de vue clinique, on observe chez les victimes de DARVO :
Une anxiété intense et un état d’alerte permanent (hypervigilance)
La personne craint de nouvelles accusations ou manipulations de la part de l’agresseur, ce qui la maintient dans un état de stress continu. Cette peur peut évoluer vers un trouble anxieux ou un état de stress post-traumatique (ESPT) si elle est prolongée. Des flashbacks ou des pensées intrusives surviennent, rejouant mentalement les scènes de confrontation avec l’abuseur.
Un profond doute de soi
Le gaslighting inhérent au DARVO conduit la victime à perdre confiance en son propre jugement. Elle en vient à se demander si elle n’a pas exagéré, mal compris, voire provoqué la situation. Elle intégre le message culpabilisant de l’agresseur et se blâme elle-même pour ce qui est arrivé. Cette auto-culpabilisation est un phénomène bien documenté : une étude de 2017 a montré que les victimes exposées à une réaction DARVO ont davantage tendance à se sentir fautives de l’abus, elles se replient dans le silence. Ce cercle vicieux de la honte et de la culpabilité renforce le pouvoir de l’agresseur.
Une détresse émotionnelle importante faite de peur, de tristesse, de colère et de honte entremêlées
La victime oscille entre des accès d’angoisse, des épisodes de découragement dépressif, et des colères légitimes face à l’injustice de la situation. À l’inverse, certaines victimes “s’anesthésient” émotionnellement : elles décrivent un état de vide affectif ou d’engourdissement (on parle parfois de dissociation affective). Cette apparente froideur émotionnelle est en réalité une protection de l’esprit face à un choc trop intense. Ainsi, des réactions émotionnelles opposées coexistent : l’hyper-réactivité d’un côté (pleurs, panique, irritabilité) et l’engourdissement de l’autre (impression d’être détaché de ce qui arrive, comme si cela n’était pas réel). Ces deux types de réactions sont des manifestations normales du psychotraumatisme.
Une grande confusion quant à ses propres pensées et désirs
Sous l’emprise du DARVO, il est très difficile pour la victime de savoir ce qu’elle doit croire ou comment elle doit réagir. Elle perd le fil de ses idées lorsqu’elle tente d’expliquer ce qu’elle a vécu. Cette confusion affaiblit sa capacité à prendre des décisions ou à se défendre. On observe que les victimes de violences psychologiques finissent par douter systématiquement d’elles-mêmes, de leurs perceptions et de leurs jugements sosviolenceconjugale.ca. Elles en arrivent parfois à penser qu’elles « exagèrent » ou qu’elles sont « trop sensibles », intégrant ainsi les reproches de l’agresseur.
Toutes ces réactions – anxiété, dépression, honte, confusion, hypervigilance – traduisent l’impact psychotraumatique du DARVO. Il convient de souligner qu’elles ne relèvent pas d’un « défaut » de la victime ou d’une faiblesse de caractère, mais bien de blessures psychiques causées par la violence subie sosviolenceconjugale.ca. Malheureusement, ces symptômes sont parfois être mal compris par l’entourage ou même par des professionnels peu formés : la victime risque d’être étiquetée à tort comme « instable », « paranoïaque » ou souffrant de troubles psychiatriques indépendants. En réalité, ses réactions sont adaptatives et normales compte tenu du traumatisme. Comme l’indiquent les spécialistes, il est essentiel d’adopter une lecture post-traumatique de ces manifestations plutôt que de pathologiser la victime. La bonne nouvelle, c’est que ces blessures psychologiques guérissent : avec du soutien, de la validation, de la compréhension et du temps, les symptômes du psychotrauma s’atténuent puis disparaîssent.
Sidération et dissociation : des réactions de survie involontaires
Face à la violence et à la stratégie DARVO, des victimes éprouvent des réactions dites de sidération ou de dissociation. Ce sont deux mécanismes de défense psychiques et physiologiques qui surviennent en situation de menace extrême, en dehors de tout contrôle conscient.
La sidération traumatique
La sidération (ou freeze en anglais) est un état de choc et de paralysie qui survient au moment d’une agression ou d’une confrontation violente. Concrètement, la victime se retrouve incapable de bouger ou de réagir, comme pétrifiée sur le moment. Elle ne crie pas, ne se débat pas, n’arrive pas à fuir, parce que son cerveau est momentanément “figé” par la terreur. Il s’agit d’une réaction réflexe et involontaire : ce n’est absolument pas un choix ou de la complaisance de la part de la victime memoiretraumatique.org. En situation de danger extrême, le cerveau peut en effet court-circuiter les commandes volontaires : c’est un mécanisme archaïque de survie, qui consiste à faire le mort pour augmenter les chances de survie lorsque ni la lutte ni la fuite ne semblent possibles. La psychiatre Muriel Salmona décrit cet état de sidération comme « un blocage de toutes les fonctions psychiques supérieures (parler, penser, se mouvoir…) face à une situation très choquante. La personne sidérée est dans l’incapacité d’analyser la situation et d’y réagir de façon adaptée. Elle est comme pétrifiée, elle ne peut ni crier, ni parler, ni organiser sa défense rationnellement » sante.journaldesfemmes.fr. Cette réaction est fréquente lors des agressions : on estime par exemple que 70 % des femmes violées présentent un état de sidération immédiat durant l’agression. Malheureusement, l’entourage ignore ce mécanisme et reproche injustement aux victimes de « ne pas avoir dit non » ou de ne pas s’être défendues. Il faut retenir au contraire que la sidération est un réflexe de sauvegarde du cerveau, et qu’elle profite à l’agresseur : celui-ci peut agir sans résistance, et plus tard utiliser le fait que la victime est restée « immobile » pour la culpabiliser ou prétendre qu’elle était consentante memoiretraumatique.org. La sidération est donc doublement traumatisante : sur le moment, la victime subit impuissamment l’abus, et après coup, on lui reproche cette passivité contrainte. Si vous avez vécu cela, il est fondamental de comprendre que votre immobilité était hors de votre contrôle et n’enlève rien à la réalité de l’agression. Ce que je dis là est valable pour les violences psychologiques.
La dissociation traumatique
La dissociation est un autre mécanisme de défense du psychisme face à un traumatisme. On la décrit comme une forme de « déconnexion intérieure ». Concrètement, la victime en état de dissociation se sent détachée de la réalité immédiate, comme si elle était « ailleurs » alors même que l’événement se produit. Elle a l’impression d’assister à la scène en tant que spectatrice, de façon floutée ou irréelle. Elle ne ressent plus de douleur ni d’émotion sur le moment – elle est anesthésiée émotionnellement et physiquement. La dissociation est en fait liée à une décharge massive de neuro-hormones de stress : quand la terreur atteint un seuil intolérable, le cerveau « disjoncte » en quelque sorte le circuit émotionnel pour protéger la personne d’un effondrement ou d’un arrêt cardiaque. Ce mécanisme de survie induit donc une sorte d’engourdissement général. « La victime dissociée se retrouve déconnectée de ses émotions et de ses perceptions physiques. Elle est comme anesthésiée et spectatrice de la situation. La victime reste dissociée tant qu’elle est exposée aux violences et à l’agresseur », explique le Dr Salmona sante.journaldesfemmes.fr. La dissociation dure au-delà de la situation de danger : certaines victimes restent dans un état dissociatif pendant des jours, des semaines, voire plus, surtout si elles demeurent en contact avec l’abuseur. Cela se manifeste par un engourdissement affectif, des trous de mémoire (amnésie partielle de l’événement traumatique), une impression d’étrangeté par rapport à soi-même (se sentir absent ou comme un robot), ou encore la sensation de “flotter” hors de son corps (déréalisation et dépersonnalisation). Là encore, il s’agit d’un processus protecteur inconscient. La dissociation permet de mettre à distance la souffrance extrême sur le moment, mais elle a pour contre-coup de piéger le souvenir traumatique dans le cerveau émotionnel (l’amygdale) sans le traiter correctement. Plus tard, ce souvenir non intégré resurgit de façon envahissante (flashbacks, cauchemars), tant que le traumatisme n’aura pas été élaboré en psychothérapie.
Sidération et dissociation sont des réactions normales face à la violence, observées chez un grand nombre de victimes. Elles ne dénotent ni complaisance, ni faiblesse, ni trouble mental préexistant : ce sont des mécanismes de survie face à un danger aigu. Il est important de les connaître, car les agresseurs exploitent ces phénomènes : ils accusent la victime de n’avoir pas réagi “comme il faut” (pour décrédibiliser son témoignage), ou profitent de sa confusion dissociative pour renforcer leur emprise. Par exemple, un partenaire narcissique pourra dire : « Tu vois bien que tu es folle/instable, tu ne te souviens même plus correctement de ce qui s’est passé », alors que c’est la dissociation qui provoque ces lacunes mémorielles et ce détachement. En thérapie, une part essentielle du travail consiste à expliquer à la victime que ses réactions de sidération ou de dissociation étaient au contraire cohérentes avec le trauma, et qu’elles ne la rendent pas moins légitime dans son statut de victime.
Pourquoi les autres voient-ils la victime comme le “persécuteur” ?
L’un des aspects les plus pernicieux du DARVO est qu’il sème la confusion chez les tiers (amis, famille, intervenants sociaux ou judiciaires), au point que ceux-ci doutent parfois de la victime, voire la considére comme l’agresseur. Cette inversion des rôles aux yeux des autres s’explique par plusieurs facteurs :
La conviction affichée de l’abuseur et sa maîtrise du discours
Les personnalités manipulatrices, notamment les pervers narcissiques ou agresseurs narcissiques, excellent à se donner le beau rôle en public. Lorsqu’ils nient et inversent les torts, ils le font avec un tel aplomb, une telle éloquence, que des observateurs non informés se laissent convaincre. L’agresseur adopte le costume de la victime incomprise – parfois avec des larmes de crocodile – et accuse la vraie victime d’être déséquilibrée ou malveillante. Ce talent pour la théâtralisation et le mensonge abuse même des proches de la victime. D’autant que la victime, elle, apparaît souvent affaiblie, émotive, déstabilisée (du fait du traumatisme) et a du mal à raconter les faits de manière posée. Ainsi, le contraste de comportement joue en faveur de l’agresseur : il donne une version cohérente et calme, pendant que la victime, stressée et bouleversée est confuse ou excessive dans ses réactions. Ce phénomène a été confirmé expérimentalement : lorsque le DARVO est à l’œuvre, la crédibilité de la victime est sérieusement entamée aux yeux du public, comparativement à une situation où l’abuseur reconnaîtrait les faits gender.stanford.edu. En d’autres termes, la stratégie DARVO fonctionne pour semer le doute dans l’esprit des témoins.
L’utilisation des conséquences du trauma contre la victime
Comme nous l’avons vu, la victime de violences développent des symptômes de stress post-traumatique (angoisse, irritabilité, méfiance, réactions de panique, éventuellement colère réactive face aux abus répétés, etc.). L’agresseur va cyniquement instrumentaliser ces réactions normales pour faire passer la victime pour “folle” ou “violente”. Il souligne la nervosité de la victime (« regardez comment elle s’énerve, elle me menace, elle a un comportement instable »), alors que cette nervosité est le fruit direct des violences qu’elle a subies. De même, si la victime en vient un jour à répondre par une colère explosive ou un geste de défense (qu’on appelle parfois violence réactive), l’agresseur s’empresse de retourner cet épisode contre elle en clamant : « Voyez, c’est elle la violente, pas moi ! ». Le DARVO exploite ainsi les “effets secondaires” de l’abus pour discréditer la victime. Comme l’explique un organisme d’aide aux victimes, l’agresseur se sert de « la colère légitime de la victime, de ses comportements défensifs et de nombreuses manifestations de stress post-traumatique (méfiance, irritabilité…) pour la faire passer pour agressive, instable et violente » sosviolenceconjugale.ca. La véritable victime se voit donc reprocher les troubles causés par le traumatisme ; un comble ! Cette manipulation majore chez la victime le sentiment d’être incomprise et persécutée de tous côtés.
Les contre-accusations et le brouillage judiciaire
Le DARVO s’observe non seulement dans la sphère privée, mais aussi dans le cadre des procédures légales. Nombre d’agresseurs utilisent en effet le système judiciaire pour continuer à contrôler et harceler leur victime. Ils peuvent porter plainte contre la victime en l’accusant de violences, d’aliénation parentale, de diffamation ou d’autres prétextes, dans le seul but de renverser les rôles devant la police ou les tribunaux. Des études montrent que de nombreuses victimes de violences conjugales font l’objet de fausses plaintes déposées par leur agresseur – par exemple pour de prétendues maltraitances sur les enfants – ce qui embrouille les services sociaux et judiciaires. Il n’est pas rare non plus que l’agresseur, mis en cause, réponde par une plainte en retour (cross-complaint), créant l’illusion d’un « conflit de couple » où les torts seraient partagés. Ces tactiques aboutissent à une situation déroutante pour les observateurs extérieurs : on a l’impression d’un litige complexe où chaque partie accuse l’autre, rendant la vérité difficile à démêler. Le danger, c’est que l’entourage ou les professionnels voient la victime comme une “persécutrice” acharnée qui s’acharne injustement sur un pauvre partenaire – alors qu’elle ne fait que se défendre d’un abus réel. Ce brouillage des rôles sert à l’agresseur pour dissimuler ses propres actes et se poser en martyr (par exemple, un homme violent pourra se présenter devant le juge comme une victime d’une compagne hystérique qui l’accuse à tort). Malheureusement, si le DARVO n’est pas compris par les intervenants, la victime risque d’être mal accueillie ou peu crue par la police, par les services sociaux, voire par son entourage familial. Cela constitue une véritable trahison institutionnelle et ajoute un trauma supplémentaire, appelé traumatisme secondaire ou institutionnel, à la charge déjà lourde de la victime.
En somme, le DARVO retourne l’empathie du côté de l’abuseur et isole davantage la victime. Aux yeux des autres, l’agresseur apparaît comme quelqu’un de respectable qu’une personne “déséquilibrée” cherche à salir, ce qui entraîne un manque de soutien pour la victime, voire des stigmates injustes. Comprendre ce phénomène est vraiment important pour les proches et les professionnels : cela permet de ne pas tomber dans le piège de la manipulation. Pour la victime, prendre conscience du DARVO est libérateur : vous comprenez alors que les réactions négatives de l’entourage ne sont pas de votre faute, mais le résultat d’un stratagème toxique orchestré par l’agresseur. Une fois ce mécanisme identifié, il devient possible de déjouer ce piège et de rétablir la vérité.
Se reconstruire après un DARVO : accompagnement et pistes thérapeutiques
Face à la violence psychologique et à la confusion induite par le DARVO, un accompagnement thérapeutique spécialisé est fortement recommandé. Votre parcours de reconstruction passera par plusieurs étapes complémentaires : se mettre en sécurité, restaurer la confiance en vos perceptions, traiter le traumatisme psychique, et reconnecter avec vos ressources et votre pouvoir d’agir. Voici quelques pistes d’aide et de guérison :
Mettre en place un environnement sécurisé et bienveillant
Il est primordial d’abord de vous protéger de la source de violence. Si vous êtes encore engagée dans la relation abusive, cela signifie prendre des mesures pour établir une distance (physique et/ou psychologique) avec l’agresseur. Cherchez du soutien auprès de personnes de confiance qui comprennent ce que vous vivez. Rompre l’isolement : contactez au besoin des associations d’aide aux victimes, des groupes de soutien pour personnes ayant subi un abus narcissique ou des violences conjugales. Vous entendrez d’autres témoignages qui ressemblent au vôtre, ce qui vous aidera à valider votre réalité. Si des procédures judiciaires sont en cours, entourez-vous d’un·e avocat·e informé·e des dynamiques de violence conjugale, afin de ne pas affronter seul·e le discours inversé de l’agresseur. Votre sécurité émotionnelle et physique est la priorité : ce n’est qu’une fois à l’abri de nouvelles violences et des stress majeurs que vous amorcerez un véritable travail de guérison.
S’informer et comprendre le mécanisme
Le simple fait de mettre un nom sur ce que vous avez subi – le DARVO – et d’en comprendre les ficelles est déjà thérapeutique. De nombreuses victimes expriment un soulagement en découvrant qu’il s’agit d’un schéma de manipulation bien identifié. Vous réalisez que vous n’êtes pas « fou/folle », et que vos réactions (sidération, colère, confusion…) étaient compréhensibles vu la situation. Cette étape de psychoéducation est le point de départ de la reconstruction. Elle consiste à apprendre comment fonctionne le psychotraumatisme (par exemple, comment le cerveau réagit au stress extrême, pourquoi vous avez pu rester paralysé·e ou silencieux·se), et comment l’agresseur a instrumentalisé ces réactions. Jennifer Freyd souligne d’ailleurs que le fait d’éduquer le public sur le DARVO réduit le pouvoir destructeur de cette tactique – cela vaut donc aussi pour la victime elle-même : plus vous comprenez le DARVO, moins il a de prise sur vous.
Consulter un·e psychologue ou psychiatre spécialisé·e en psychotraumatologie
Idéalement, orientez-vous vers un·e professionnel·le formé·e au traitement des violences conjugales et du traumatisme (on parle de psychotraumatologue). Ce spécialiste saura reconnaître vos symptômes pour ce qu’ils sont (des séquelles normales de trauma) et ne minimisera pas la violence subie. Une psychothérapie adaptée va vous permettre de travailler sur le traumatisme en toute sécurité. Il existe différentes approches validées : par exemple, les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) centrées sur le trauma, l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing), la Thérapie des Schémas. L’important est de choisir une approche avec laquelle vous vous sentez en confiance, et un thérapeute avec qui le courant passe, qui fasse preuve d’empathie et de connaissance des mécanismes de défense (dissociation, etc.). Le travail thérapeutique consistera notamment à réintégrer l’événement traumatique dans votre mémoire autobiographique, c’est-à-dire à donner du sens et une cohérence à ce qui vous est arrivé, afin que le souvenir ne vous hante plus de façon brute. Il s’agira de “revisiter” les événements dans un cadre sécurisé, d’analyser comment l’agresseur a utilisé des tactiques (dont le DARVO) pour vous maintenir sous emprise, de comprendre vos propres réactions (sidération, soumission, colère, etc.) et de replacer celles-ci dans le contexte de survie où elles sont apparues. Ce faisant, vous pourrez peu à peu défaire les fausses croyances induites par l’abuseur (par exemple : « c’est de ma faute si j’ai été maltraité·e, je suis trop ceci ou pas assez cela… ») et regagner de l’estime de vous. Le thérapeute vous aidera également à développer des techniques pour gérer l’anxiété (respiration, relaxation, mindfulness…), à identifier et éviter les déclencheurs traumatiques, et à sortir de l’état de dissociation si vous y êtes encore. Des approches corporelles (somatiques) complètent le suivi pour réapprivoiser vos sensations en douceur, car le trauma s’inscrit aussi dans le corps.
Soins médicaux et soutien pharmacologique éventuel
Dans certains cas, un accompagnement médicamenteux temporaire est utile en complément de la thérapie. Les bêta-bloquants peuvent être prescrits pour atténuer l’hyperactivité du système nerveux liée au stress post-traumatique (réduire les palpitations, les tremblements, les flashbacks nocturnes). Des anxiolytiques ou antidépresseurs aident si vous souffrez d’un trouble anxieux sévère ou d’un état dépressif majeur consécutif aux abus. Ces traitements ne sont pas obligatoires, mais ils constituent une béquille précieuse pour traverser les premières phases de la guérison, en attendant que la psychothérapie fasse effet. N’hésitez pas à consulter un médecin psychiatre pour évaluer si un soutien médicamenteux vous soulagerez. Par ailleurs, pensez à prendre soin de votre corps de façon générale : exercice physique doux, alimentation équilibrée, sommeil régulier autant que possible. Le traumatisme psychique a des composantes physiques (tensions musculaires, épuisement, etc.), et une meilleure hygiène de vie améliore votre résilience.
Reconstruire son réseau de soutien et réaffirmer sa réalité
La manipulation DARVO a pour effet d’isoler la victime et de lui faire perdre confiance en son entourage. Il est donc capital, en phase de reconstruction, de renouer avec des personnes qui vous croient et vous soutiennent. Famille, amis, ou de nouvelles connaissances rencontrées dans des groupes de parole, forums, etc. Trouvez des espaces où vous pouvez parler librement de ce que vous avez vécu sans crainte d’être jugé·e ou pris·e pour « le bourreau ». Votre parole est importante : chaque fois que vous la posez dans un contexte bienveillant, vous contrecarrez un peu plus l’effet de silenciation que l’agresseur avait cherché à instaurer. Si certains proches ont douté de vous à cause du DARVO, il peut être utile, lorsque vous vous sentez prêt·e, de leur expliquer calmement le mécanisme et l’impact qu’il a eu. Les personnes de bonne foi réviseront alors leur point de vue et vous apporteront leur soutien. Malheureusement, il est tout à fait possible que d’autres continuent à nier vos dires : dans ce cas, concentrez-vous sur ceux qui méritent votre confiance, et prenez de la distance émotionnelle avec ceux qui invalident votre vécu. Vous avez le droit d’être cru·e et entendu·e. Ne laissez personne vous dire comment vous devriez vous sentir ou agir après un tel traumatisme.
Retrouver son pouvoir d’agir progressivement
Un des enjeux de la sortie d’emprise est de vous réapproprier votre vie et vos choix. Sous l’influence d’un manipulateur narcissique, vous avez pris l’habitude de tout faire en fonction de lui/elle, de minimiser vos besoins, de marcher sur des œufs. Il est temps désormais de vous recentrer sur vous. Fixez-vous de petits objectifs personnels, prenez des décisions pour vous-même (même anodines au début), afin de reconstruire votre autonomie. Chaque victoire contre la paralysie imposée par le trauma mérite d’être célébrée : que ce soit oser dire « non » à quelque chose qui ne vous convient pas, essayer une nouvelle activité, ou simplement exprimer votre opinion sans crainte. Petit à petit, ces actes vous montreront que l’agresseur ne contrôle plus votre vie. C’est vous qui la contrôlez, à votre rythme.
En synthèse, la prise en charge d’un psychotraumatisme lié à un DARVO repose sur une alliance entre compréhension, protection et réparation. La compréhension (du mécanisme DARVO, de vos réactions de défense) vous redonne du pouvoir sur ce qui vous est arrivé. La protection (physique, juridique, sociale) vous offre le cadre sécurisé pour guérir. La réparation psychique se fait par la thérapie et le soutien émotionnel, en intégrant le traumatisme pour qu’il ne définisse plus votre identité. Les études et l’expérience clinique montrent que ce processus de guérison est efficace : avec un accompagnement approprié, le cerveau se “réparent” et les conséquences psychotraumatiques s’amenuisent puis disparaissent. Il est alors possible de retrouver une vie sereine, libérée de la peur, de la honte et du doute imposés par l’agresseur.
Conclusion : Reprendre confiance et aller de l’avant
Vivre sous l’emprise d’un partenaire qui pratique le DARVO est une épreuve dévastatrice, mais vous pouvez en sortir et vous reconstruire. En comprenant ce mécanisme de dénégation-attaque-inversion, vous mettez en lumière l’injustice qui vous a été faite et vous replacez la responsabilité là où elle doit être : sur l’agresseur, et non sur vous. Vos réactions face à la violence (sidération, dissociation, colère, confusion…) étaient des stratégies de survie – ni des fautes, ni des signes de faiblesse. Désormais, entourez-vous de personnes qui reconnaissent votre vécu, et accordez-vous le temps et l’indulgence nécessaires pour guérir.
Ce parcours de reconstruction est exigeant, mais chaque pas compte. Chaque séance de thérapie où vous parvenez à verbaliser votre ressenti, chaque nuit où vous retrouvez un sommeil apaisé, chaque fois que vous dites « je mérite d’être respecté·e », constitue une victoire sur le traumatisme. Vous avez le droit de vivre sans violence et sans manipulation, et de nombreuses ressources existent pour vous y aider. Si le doute vous assaille encore, rappelez-vous ceci : la manière dont on vous a traité ne définit pas qui vous êtes. L’agresseur a tenté de raconter une histoire fausse où vous seriez le bourreau – c’est à vous maintenant d’écrire la suite de votre histoire, celle où vous redevenez le héros ou l’héroïne de votre propre vie, libre et confiant·e en votre vérité. Vous n’êtes pas seul·e : des professionnels, des associations et d’autres survivant·e·s sont là pour marcher à vos côtés sur le chemin de la résilience.