Comprendre comment le harceleur moral agit pour mieux le contrer
Le harcèlement moral au travail – ou mobbing – est un phénomène répandu aux effets dévastateurs. En France, environ 30 % des salariés déclarent avoir été victimes de harcèlement moral et 40 % affirment en avoir été témoins. Comprendre le profil des harceleurs moraux est essentiel pour mieux prévenir ces abus. Cet article propose une analyse psychologique des harceleurs fondée sur les recherches scientifiques, une typologie détaillée de leurs profils en entreprise, des exemples concrets de comportements caractéristiques, les facteurs organisationnels favorisant l’émergence de ces agissements, ainsi que les conséquences pour l’environnement de travail et les victimes.
Analyse psychologique des harceleurs moraux au travail
Les études montrent qu’il n’existe pas de profil unique de harceleur, mais plusieurs traits de personnalité reviennent fréquemment. Beaucoup de harceleurs présentent des caractéristiques issues de la « triade sombre » de la personnalité : narcissisme, psychopathie (ou perversité) et machiavélisme
Ces traits se manifestent par :
Un narcissisme exacerbé
Les harceleurs narcissiques manquent d’empathie, utilisent les autres à leurs fins et ont un besoin insatiable d’admiration pour soutenir leur estime d’eux-mêmes fragile. Ils se considèrent supérieurs, se sentent tout permis et n’acceptent pas la critique. En réalité, ce sentiment de toute-puissance masque une faille narcissique ou un complexe d’infériorité.
Par exemple, le harceleur « vicieux » décrit par des psychologues est « despotique et souffre d’un complexe d’infériorité parfois masqué », combiné à une absence de remise en question de son manque d’empathie. Il réagit à cette insécurité sous-jacente en rabaissant autrui.
Psychopathie et sadisme
De nombreux harceleurs adoptent des comportements pervers ou psychopathiques. Ils se montrent insensibles à la souffrance d’autrui, n’éprouvent ni culpabilité ni remords, et peuvent même retirer une jouissance du mal qu’ils infligent.
Marie-France Hirigoyen, spécialiste du harcèlement, décrit le harceleur pervers narcissique comme « un pervers pour qui la peine et la souffrance qu’il engendre chez l’autre sont un spectacle jouissif ».
Ces individus voient leurs victimes non comme des êtres humains, mais comme de simples objets dont ils peuvent disposer à leur guise. Ils présentent souvent une absence totale d’empathie, de la cruauté, ainsi qu’une tendance à la domination et à la violence psychologique gratuite. Il a d’ailleurs été démontré qu’un dirigeant présentant des traits de psychopathie « corporate » favorise fortement le harcèlement dans son organisation (une étude en Australie a relevé une corrélation de 0,94 entre la psychopathie managériale et le harcèlement au travail) pmc.ncbi.nlm.nih.gov.
Machiavélisme et manipulation
Les harceleurs sont fréquemment manipulateurs. Ils font preuve de duplicité, de stratégie et d’un manque total de moralité dans leurs relations professionnelles. Un individu à haut niveau de machiavélisme « planifie soigneusement ses actions de façon stratégique, forme des coalitions, traite les partenaires de manière instrumentale, affiche un cynisme prononcé et recherche l’atteinte de ses objectifs par tous les moyens possibles » pmc.ncbi.nlm.nih.gov.
Ce penchant se traduit chez le harceleur par une capacité à tordre la réalité, à mentir, à semer la discorde en coulisses et à utiliser les autres comme des pions. Ces tactiques manipulatoires visent à accroître son pouvoir ou à protéger ses intérêts, même si cela implique d’abuser psychologiquement autrui.
En résumé, bien qu’il n’y ait pas un seul profil type de harceleur moral, nombre d’entre eux partagent des traits de personnalité « sombres ». On retrouve classiquement un narcissisme élevé couplé à une profonde insécurité intérieure, un manque d’empathie allant jusqu’à la perversité, et une forte propension à la manipulation. Ces caractéristiques psychologiques créent un terreau favorable aux comportements de domination, d’humiliation et de contrôle observés dans le harcèlement moral au travail.
Typologie des harceleurs moraux en entreprise
Plusieurs profils de harceleurs se distinguent par leurs motivations et leurs modes d’action. Voici une typologie détaillée des principaux types de harceleurs moraux identifiés en milieu professionnel :
Le pervers narcissique
C’est le profil le plus emblématique. Animé par une soif de pouvoir et de contrôle absolu, le pervers narcissique pratique un harcèlement gratuit, motivé par le seul plaisir de détruire psychologiquement autrui ou de s’auto-valoriser. Il affiche un égocentrisme extrême et une totale absence d’empathie. La souffrance de la victime est son objectif recherché, car elle lui procure un sentiment de puissance. « Le refus de l’altérité joint à des sentiments d’hostilité découlant de l’envie et de la jalousie […] constituent des facteurs essentiels dans la mise en place d’un processus de harcèlement » explique Hirigoyen. Charismatique en apparence et manipulateur, le pervers narcissique séduit son entourage tout en vampirisant l’estime de soi de sa cible. Il s’agit de personnes intelligentes et calculatrices qui savent exploiter les faiblesses de l’organisation à leur avantage. Leur comportement relève de la perversion morale : elles alternent flatteries et cruauté, maintenant la victime sous emprise.
Le harceleur autoritaire (abus de pouvoir)
Ce profil concerne principalement les chefs tyranniques ou supérieurs hiérarchiques qui utilisent leur position pour malmener leurs subordonnés.
Leur harcèlement s’inscrit dans un abus de pouvoir : ordres humiliants, sanctions injustifiées, critiques publiques virulentes, micro-gestion oppressive, etc. Ils instaurent un climat de terreur pour asseoir leur autorité. Un exemple courant est le « brailleur », ce manager colérique qui hurle sur ses employés et les humilie devant les autres – un comportement abusif destiné à casser psychologiquement ses collègues.
Un autre avatar est le « cerbère », qui use de son pouvoir pour bloquer les moyens de ses subordonnés (refus d’accorder le matériel, le temps ou l’information nécessaires), plaçant délibérément la victime en situation d’échec.
Le harceleur autoritaire cherche ainsi à maintenir son contrôle en rendant ses subordonnés dépendants et terrorisés. Ce type de harceleur peut agir de façon consciente (sadisme, volonté d’écarter ceux qui le gênent) ou sous l’effet d’une culture managériale toxique où la dureté est la norme (voir harcèlement institutionnel plus loin).
Le harceleur ambitieux (opportuniste)
Ce profil désigne les individus qui harcèlent par opportunisme, pour servir leurs intérêts de carrière.
Le harceleur ambitieux place sa progression professionnelle en priorité absolue et n’hésite pas à recourir à des manœuvres toxiques pour parvenir à ses fins. Il élimine les rivaux potentiels en les poussant à la faute ou à la démission.
Par exemple, un collègue ambitieux pourra s’acharner sur un pair performant afin de le mettre hors course pour une promotion.
Selon un portrait-robot : « Plaçant sa carrière en priorité, il observe toutes les opportunités pour prendre du pouvoir […] n’hésite pas à pousser les limites en écartant un collègue perçu comme un rival. Son mode d’action ? La rétention d’informations ». Ce type de harceleur agit de manière subtile : il s’attribue indûment le mérite du travail d’autrui, sape la réputation d’un concurrent par des rumeurs, ou souligner exagérément les erreurs de l’autre auprès de la hiérarchie. C’est un calculateur qui exploite les failles de l’entreprise (concurrence interne forte, absence de contrôle managérial) pour parvenir à ses fins.
Le harceleur conformiste (suiveur)
Contrairement aux profils précédents, ce harceleur n’est pas forcément à l’initiative du harcèlement, mais il y participe par conformisme social ou par lâcheté.
On le voit dans les situations de harcèlement collectif (mobbing) où un groupe s’acharne sur une cible. Par peur d’être exclu du groupe dominant ou par opportunisme, le harceleur conformiste va collaborer aux abus au lieu de s’y opposer. Il s’agit de collègues qui soutiennent tacitement le harceleur principal en reproduisant ses critiques, en ostracisant la victime (plus aucun échange professionnel ou amical avec elle), ou simplement en gardant le silence alors même qu’ils sont témoins d’injustices.
Ce profil « suiveur » est banal et répandu : dans un climat où le harcèlement se banalise, nombreux sont ceux qui, sans être pervers eux-mêmes, s’alignent sur le comportement du groupe par conformisme ou par crainte pour leur propre situation. Ainsi, un conflit individuel dégénère en harcèlement institutionnalisé, « infiniment plus difficile à contrer car il n’a plus de visage unique ». Ce type de harceleur, par son passivité ou sa participation indirecte, permet au harcèlement de perdurer et de prendre de l’ampleur.
Le harcèlement institutionnel (ou « piloté »)
Ici, le harcèlement ne provient pas uniquement de la psychologie individuelle, mais est enraciné dans la structure et la culture de l’organisation.
On parle de harcèlement institutionnel lorsqu’une entreprise, explicitement ou implicitement, encourage des pratiques de harcèlement dans sa gestion du personnel.
Cela prend la forme d’une stratégie managériale visant à pousser certains salariés vers la sortie sans recourir à un licenciement formel (harcèlement “professionnel” destiné à contourner les procédures légales de licenciement).
Par exemple, une direction peut volontairement isoler et malmener un employé pour le contraindre à démissionner (on parle alors de « placardisation » ou de mise au placard).
Le harcèlement institutionnel résulte d’une culture d’entreprise toxique : climat hyper-compétitif, exigences irréalistes, tolérance de l’humiliation publique, etc., qui légitiment des comportements de harcèlement.
Un « harceleur piloté » est typiquement un manager intermédiaire qui agit sous l’impulsion de sa hiérarchie : soit de manière indirecte dans une ambiance de travail délétère non freinée par la direction, soit sur ordre explicite d’appliquer des règles perverses visant à évincer un employé. Dans ce cas, le harcèlement devient presque systémique. La dimension institutionnelle n’exclut pas la responsabilité individuelle, mais elle signifie que le contexte organisationnel incite, tolère ou même orchestre le harcèlement, ce qui le rend particulièrement difficile à éradiquer.
Le harceleur “involontaire” ou incompétent (par maladresse)
Cette catégorie désigne des individus dont le mauvais management a des effets harcelants, sans qu’ils aient nécessairement une intention malveillante claire.
Par exemple, un manager « accro au travail » tellement obsédé par la performance qu’il en demande trop aux autres en permanence peut finir par harceler ses subordonnés par surcroît de pression. De même, un manager incompétent ou sous-dimensionné sur le plan relationnel peut, par mauvaise gestion, créer une atmosphère de travail toxique : objectifs irréalistes, critiques incessantes dues à son perfectionnisme, absence de feedback positif, oublis de communiquer des informations, etc.
Ce profil « sous-dimensionné » est « sans malveillance mais ne comprend pas les rapports humains […] fixe des objectifs trop élevés […] et ne sait pas déléguer ». Faute de compétences managériales, il génère sans le vouloir une situation de harcèlement pour ses équipes. Ces harceleurs par maladresse diffèrent des pervers : ils peuvent être réformables via de la formation ou du recadrage, l’objectif étant de leur faire prendre conscience de l’impact de leurs actes.
Néanmoins, du point de vue des victimes, les conséquences subies sont comparables à un harcèlement intentionnel.
L’entreprise a donc tout intérêt à dépister ces managers toxiques « malgré eux » et à les former ou les écarter de fonctions à responsabilité humaine.
NB : Ces catégories ne sont pas mutuellement exclusives et un même harceleur peut cumuler des traits de plusieurs profils.
Par exemple, un dirigeant harceleur peut être à la fois pervers narcissique et s’appuyer sur le harcèlement institutionnel en façonnant une culture d’entreprise oppressive. Cette typologie aide néanmoins à comprendre la diversité des figures de harceleurs et leurs motivations (soif de pouvoir, ambition, crainte de l’autorité, idéologie de management, etc.) dans le cadre professionnel.
Comportements caractéristiques et stratégies de harcèlement au travail
Les harceleurs moraux, quels que soient leurs profils, emploient des stratégies et tactiques récurrentes pour dominer et démoraliser leurs cibles. Ces comportements insidieux, répétés et intentionnels visent à affaiblir psychologiquement la victime et à dégrader ses conditions de travail. Voici quelques exemples concrets et caractéristiques de ces agissements :
Isolement et ostracisme
Le harceleur cherche à couper la victime de tout soutien. Il peut lui interdire de s’exprimer en réunion (l’interrompant systématiquement, niant son droit à la parole), faire en sorte que personne ne lui adresse la parole ou même lui retirer les moyens de communication nécessaires (pas d’accès à certaines réunions, retrait du téléphone ou de l’ordinateur professionnel). Progressivement, la personne est mise à l’écart, traitée comme invisible, ce qui mine son moral. Par exemple, on ne l’invite plus aux réunions d’équipe, on l’exclut des boucles d’e-mails importantes, voire on l’installe physiquement à un poste isolé.
Dévalorisation et atteinte à la réputation
C’est une arme centrale du harcèlement. Le harceleur va déstabiliser sa cible par des moqueries sur ses convictions, des sarcasmes sur ses défauts ou des commentaires vexatoires sur son travail. Il répand des rumeurs malveillantes et des calomnies pour entacher la réputation de la victime. En public, il n’hésite pas à la ridiculiser, à la humilier ou à l’injurier. Par exemple, le harceleur peut insinuer que sa cible est mentalement instable ou incompétente (« Tu es vraiment nul, tout le monde le pense »), ou révéler/imaginer des aspects privés pour la tourner en ridicule. Ces attaques répétées visent à miner la confiance en soi de la victime et à la discréditer aux yeux des collègues et supérieurs.
Surcharge, sabotage ou privation de travail
Le harceleur manipule les tâches professionnelles pour piéger la victime. Soit il la surcharge de missions impossibles (objectifs irréalistes, délais intenables), soit au contraire il lui retire toute responsabilité (lui confie des tâches insignifiantes, très en-dessous de ses compétences) pour la déconsidérer. Dans les deux cas, le but est de provoquer l’échec et la perte de confiance. Certains harceleurs vont jusqu’à sabotager délibérément le travail de leur cible : par exemple, le « critiqueur permanent » falsifie des documents ou crée de faux problèmes pour faire apparaître le travail de l’autre comme mal fait. Un collègue toxique peut aussi voler le crédit du travail accompli par la victime et la faire passer pour incompétente. Toutes ces manœuvres créent un sentiment d’impuissance chez la victime, qui voit ses efforts constamment anéantis ou niés.
Refus de coopération et obstacles volontaires
Le harceleur peut ériger un mur d’obstructions autour de la victime. C’est le comportement du « cerbère » qui « refuse purement et simplement d’octroyer aux autres les outils dont ils ont besoin pour travailler, qu’il s’agisse de matériel, de temps ou d’informations ». Concrètement, il va retenir des informations essentielles, omettre de transmettre des consignes, retarder volontairement la validation d’un dossier de la victime ou lui refuser l’accès à une ressource. En bloquant ainsi le travail de la victime, le harceleur la met en difficulté et peut ensuite lui reprocher son manque de résultats – un cercle vicieux pervers qu’il a lui-même créé. Ce refus de coopération s’accompagne souvent d’un isolement : personne ne répond aux questions de la victime, on « oublie » de l’inviter aux discussions, etc.
Attaques personnelles, menaces et intimidation
De nombreux harceleurs recourent à l’agression verbale ou indirectement physique pour terroriser leur cible. Ils peuvent crier soudainement sur la personne, la réprimander en public de manière grossière, ou proférer des menaces voilées (« Si tu n’es pas content, la porte est ouverte… »). L’INSPQ liste parmi ces manifestations : « hurler, bousculer la personne, endommager ses biens ». Il peut s’agir de frapper du poing sur la table, de jeter un objet en direction de la victime, ou de s’approcher d’elle de manière menaçante pour la terrifier. La violence reste le plus souvent psychologique, mais peut frôler l’agression physique. L’objectif est d’instiller une peur constante chez la victime, qui se sent en danger et n’ose plus s’opposer. Même sans cris, certains harceleurs excellent dans l’intimidation silencieuse (regards noirs, traitement glacial, menaces subtiles de représailles professionnelles). Cette terreur psychologique use les nerfs de la victime au quotidien.
Double jeu et manipulation sociale
Le harceleur affiche un visage cordial devant témoins, tout en harcelant sa victime en coulisses – ce qui rend son comportement difficile à prouver. Ce « serpent à deux têtes » fait bonne figure en public puis « n’hésite pas à planter un couteau dans le dos [de sa victime], détruisant sa réputation et s’attribuant le mérite du travail effectué par les autres ». Par exemple, il va couvrir sa cible de compliments en réunion pour paraître bienveillant, mais ensuite critiquer férocement cette même personne en son absence auprès de la direction. Cette stratégie de manipulation vise à isoler davantage la victime : celle-ci passe pour paranoïaque si elle se plaint (« Mais non, il est toujours aimable avec toi ! » diront les autres qui n’ont vu que le bon côté). Le harceleur peut aussi utiliser d’autres comme relais : dresser certains collègues contre la victime en colportant des mensonges, ou pousser des subalternes à sanctionner la victime à sa place. Ce jeu hypocrite lui permet de nuire tout en préservant sa propre image.
Ces exemples illustrent la palette des tactiques de harcèlement moral. Souvent, le harceleur multiplie ces comportements pour maximiser la pression : par exemple, il va à la fois isoler la victime, la critiquer continuellement et lui attribuer des tâches infaisables. L’effet cumulatif de ces micro-attaques répétées est dévastateur. Il s’agit d’un processus insidieux et graduel, où la victime perd peu à peu ses repères, sa confiance et ses soutiens, coincée dans un engrenage de violences psychologiques.
Facteurs organisationnels favorisant l’émergence de harcèlements
Le contexte organisationnel joue un rôle majeur dans l’apparition et la persistance du harcèlement moral. Certaines entreprises, de par leur culture, leurs pratiques de management ou leur climat social, favorisent (volontairement ou non) l’émergence de harceleurs et de situations de harcèlement. Parmi les facteurs organisationnels identifiés par la recherche, on trouve :
Culture d’entreprise toxique et banalisation de la violence
Une organisation où règne une culture de la compétition à outrance, de la pression permanente et où les incivilités sont tolérées crée un terreau propice au harcèlement. Si l’agressivité et la dureté sont normalisées (banalisées) comme des modes de gestion acceptables, les individus aux tendances harceleuses se sentiront légitimés. Au contraire, dans une culture prônant le respect et la bienveillance, ils seraient freinés. L’absence de valeurs éthiques claires et de message fort contre les comportements abusifs envoie un signal dangereux. Par exemple, un milieu de travail où la violence ou les incivilités sont considérées comme normales va naturellement encourager plus de dérapages. Une citation résume bien cela : « Une culture organisationnelle qui normalise ou banalise la violence […] favorise le harcèlement psychologique ». Autrement dit, quand l’entreprise ferme les yeux sur les conduites hostiles (ou pire, les valorise), les harceleurs prolifèrent.
Absence de régulation, de politiques et de sanctions
De nombreuses organisations ne disposent pas de dispositifs efficaces pour prévenir, détecter et sanctionner le harcèlement. En France, seul un employeur sur huit a mis en place les mesures obligatoires de lutte contre le harcèlement moral. Ce vide de régulation permet aux harceleurs d’agir en toute impunité. Sans procédure interne (référent harcèlement, cellule d’écoute, enquête disciplinaire) ni sanction dissuasive, le personnel victime n’a pas de recours facile et la direction peut ignorer la situation. Le résultat est un silence organisationnel : « 30% des victimes de harcèlement n’en parlent à personne et 82% des employeurs n’ont mis en place aucune action de prévention ». Faute de protection, les salariés intimidés n’osent pas se plaindre, ce qui laisse le champ libre aux harceleurs. À l’inverse, la présence de politiques claires (charte éthique, engagements de l’entreprise, formation des managers) et de procédures connues de tous décourage significativement les passages à l’acte.
Management toxique ou défaillant
Le style de management influence directement l’apparition du harcèlement. Deux cas de figure opposés peuvent poser problème : le management abusif d’une part, et le management laxiste d’autre part.
Dans le premier cas, si les dirigeants eux-mêmes adoptent des comportements tyranniques, ils donnent le ton et créent un climat de peur. Un manager qui humilie en public ou met une pression extrême sur ses équipes va implicitement valider ce type d’agissement – ses subordonnés imiteront son exemple ou penseront que c’est ainsi qu’on obtient des résultats. Des recherches ont établi qu’il existe une relation forte entre les traits de personnalité “sombres” des leaders et la présence de harcèlement dans l’organisationpubmed.ncbi.nlm.nih.gov. En particulier, le narcissisme ou la psychopathie chez un dirigeant sont associés à une augmentation significative du harcèlement au travailpubmed.ncbi.nlm.nih.gov. En somme, un leadership toxique percole vers le bas de la hiérarchie.
Dans le second cas, un management absent ou négligent permet au harcèlement de prospérer faute de contrôle. Par exemple, un supérieur hiérarchique laisse-faire des comportements hostiles entre collègues parce qu’il ne veut pas “s’en mêler” – c’est le cas du manager « laisser-faire » qui ignore les conflits et ne soutient pas ses équipes. Ce manque de réaction envoie le message que « tout est permis ». Un faible soutien managérial est ainsi identifié comme un facteur de risque : un style de gestion où le responsable est peu présent, laisse dégénérer les incivilités et n’intervient pas en cas de conflit favorise l’installation d’un harcèlement. De plus, un manager débordé qui reporte la pression sur ses subordonnés (plutôt que de la filtrer) peut devenir harceleur malgré lui – c’est le « manager télécommandé » qui transmet les exigences intenables de sa propre direction en mettant la pression sur son équipe. En résumé, l’absence de management sain (ni trop dur ni trop laxiste) ouvre la voie aux abus. Un encadrement formé à détecter et gérer ces situations est au contraire un rempart protecteur.
Conditions de travail stressantes et insécurité de l’emploi
Des environnements de travail très stressants peuvent attiser le harcèlement. Lorsque les salariés font face à une charge de travail excessive combinée à une faible autonomie décisionnelle, les tensions montent et les comportements agressifs deviennent plus probables. L’épuisement professionnel (burn-out) des managers peut aussi les rendre irascibles et enclins à harceler. Par ailleurs, une forte insécurité de l’emploi est un facteur aggravant : la peur du licenciement ou de ne pas être reconduit pousse certains à adopter des conduites hostiles pour éliminer des concurrents ou se faire bien voir. Dans un contexte de réductions d’effectifs, il n’est pas rare de voir des employés se dresser les uns contre les autres pour sauver leur place. Le harcèlement peut alors émerger d’un climat d’angoisse généralisé.
Les études montrent aussi qu’un déséquilibre entre les efforts fournis et la reconnaissance obtenue accroît les frustrations et peut conduire à des comportements vindicatifs. Si des employés se sentent chroniquement lésés, non récompensés ou traités injustement, ils peuvent développer du ressentiment et chercher à rabaisser autrui. Ainsi, stress, compétition et sentiment d’injustice forment un cocktail organisationnel dangereux, où le harcèlement peut apparaître comme un « exutoire » (inconscient) à la pression subie.
Manque de cohésion d’équipe et effet de groupe pervers
Dans un environnement de travail individualiste où domine le “chacun pour soi”, les harceleurs opèrent plus facilement. Un faible soutien entre collègues – c’est-à-dire peu de solidarité ou d’entraide – laisse les victimes isolées et vulnérables. Au contraire, quand les équipes sont soudées, les témoins ont plus tendance à défendre la cible ou à signaler le problème.
Le climat collectif influe donc sur la probabilité de harcèlement. De plus, certains mécanismes de groupe peuvent amplifier le phénomène : l’effet de meute (mobbing) survient quand plusieurs personnes se rallient, activement ou passivement, à un harcèlement initié par un autre. Divers processus psychologiques y contribuent, comme la diffusion de responsabilité (chacun pense que “ce n’est pas de sa faute” puisque c’est le groupe qui agit) et la peur de l’exclusion (personne n’ose défendre la victime de crainte d’être à son tour marginalisé).
Ainsi, dans un contexte où la cohésion d’équipe est faible et la loyauté mal placée (on préfère soutenir le harceleur pour rester dans ses bonnes grâces), le harcèlement peut prendre une dimension collective redoutable. Une organisation qui ne valorise pas l’esprit d’équipe, la bienveillance et le courage moral voit s’installer plus aisément cette loi du silence et du suivisme.
En résumé, l’entreprise elle-même a une responsabilité dans l’émergence des harceleurs. Une culture d’entreprise saine, des règles claires et un management vigilant peuvent prévenir ou limiter le harcèlement. À l’inverse, une culture du rendement à tout prix, le laisser-faire ou la complaisance vis-à-vis de comportements abusifs constituent un terreau fertile pour les harceleurs moraux. On comprend dès lors que la lutte contre le harcèlement doit autant viser les pratiques organisationnelles (prévention, formation, sanctions) que les individus malveillants eux-mêmes.
Conséquences du harcèlement moral sur l’environnement de travail et les victimes
Conséquences sur les victimes
Le harcèlement moral a des effets extrêmement délétères sur la santé physique et psychologique des personnes qui en sont victimes. Les recherches et rapports médicaux concordent pour montrer une variété de troubles et de traumatismes chez les salariés harcelés :
Atteintes psychologiques graves
Être la cible de harcèlement répété au travail augmente significativement les risques de dépression, de détresse psychologique intense, d’anxiété et de troubles de stress post-traumatique (TSPT).
La victime développe une profonde perte d’estime de soi, se sentant humiliée et dévalorisée en permanence.
Un état d’hyper-vigilance et de peur s’installe, proche de celui des victimes d’agression, entraînant des symptômes comme l’insomnie, l’irritabilité, les flashbacks (dans les cas de TSPT) ou des crises d’angoisse.
Des études ont également mis en évidence une corrélation avec des idées suicidaires chez les personnes harcelées.
Dans les cas les plus dramatiques, le harcèlement prolongé peut conduire au suicide de la victime, qui ne voit plus d’issue (ce phénomène tragique a été rapporté dans plusieurs affaires médiatisées). Le mécanisme de culpabilisation instauré par le harceleur – la victime en vient à croire qu’elle « mérite » ce qui lui arrive – aggrave ce risque en empêchant la personne de demander de l’aide. Le mal-être psychique peut persister longtemps après la fin du harcèlement, nécessitant un accompagnement thérapeutique.
Troubles physiques et somatiques
Le stress chronique induit par le harcèlement a un impact sur le corps. Les victimes souffrent fréquemment de troubles du sommeil (insomnies, cauchemars) et de fatigue chronique.
Le harcèlement est associé à une augmentation des troubles musculo-squelettiques (douleurs cervicales, lombaires, tensions musculaires) et des maux de tête, souvent dus à la contracture permanente provoquée par le stress. Des symptômes psychosomatiques variés apparaissent : ulcères ou troubles digestifs, problèmes dermatologiques (eczéma, psoriasis déclenchés ou aggravés par le stress), palpitations cardiaques, etc.
Des recherches suggèrent même un lien entre le harcèlement et un risque accru de maladies cardiovasculaires sur le long terme, probablement en raison de la pression sanguine élevée et de la libération d’hormones de stress en continu. La personne harcelée peut aussi développer des comportements délétères pour sa santé : consommation de psychotropes ou de substances pour tenir le coup (anxiolytiques, somnifères, alcool…).
On observe enfin un affaiblissement général du système immunitaire, rendant le corps plus vulnérable aux infections. Ainsi, le harcèlement au travail n’est pas qu’une “souffrance morale” : il se traduit souvent par une dégradation globale de la santé de la victime, tant mentale que physique.
Impact professionnel et économique pour la victime
Outre la santé, la carrière de la personne harcelée subit de lourdes conséquences. Beaucoup de victimes finissent par quitter l’entreprise (démission, rupture conventionnelle, mutation) pour échapper à leur harceleur, parfois au prix d’un renoncement à leur progression professionnelle. Avant cela, elles connaissent souvent des arrêts maladie à répétition en raison de la dégradation de leur santé mentale ou physique – on constate des taux élevés d’absentéisme maladie chez les harcelés.
À l’inverse, certaines continuent à venir travailler même malades par crainte d’être mal vues (présentéisme forcé), ce qui prolonge leur souffrance. La performance professionnelle de la victime se dégrade généralement : difficultés de concentration, perte de motivation, erreurs dues à la pression… Il n’est pas rare que le harcèlement débouche sur des fautes professionnelles involontaires ou des accidents du travail (du fait de l’épuisement ou de l’inattention causée par le stress).
Ces incidents peuvent malheureusement servir de prétexte à des sanctions injustes, venant parachever le processus d’exclusion. Enfin, sur le plan financier, la victime peut subir une perte de revenus (si elle part sans nouvel emploi, ou si elle est licenciée) et engager des frais (frais médicaux non remboursés, frais de justice si elle entreprend une action judiciaire). Le harcèlement laisse donc souvent la victime exsangue, à la fois psychologiquement, physiquement et professionnellement.
Conséquences sur l’environnement de travail et l’entreprise
Le harcèlement moral ne nuit pas seulement aux victimes directes, il empoisonne l’ensemble du climat de travail et entraîne des coûts importants pour l’organisation. Parmi les impacts collectifs et organisationnels les plus notables, on peut citer :
Baisse de la performance et de la productivité
Un environnement où sévit le harcèlement voit inévitablement sa performance globale chuter. La victime harcelée n’est plus en mesure de donner le meilleur d’elle-même, et ses collègues peuvent être perturbés ou démotivés par le climat toxique.
On observe une diminution de l’efficacité, de la créativité et de la qualité du travail accompli. Les objectifs ont plus de mal à être atteints, les projets prennent du retard.
Une étude estime que la présence de personnalités toxiques et de harcèlement coûte aux entreprises plusieurs centaines de millions d’euros chaque année en pertes de productivité. En effet, le temps et l’énergie gaspillés dans des conflits internes et la démoralisation générale se traduisent par un manque à gagner important. Le harcèlement détourne l’attention des salariés de leurs missions et peut conduire à des erreurs coûteuses (corrections à refaire, clients mécontents, etc.).
L’entreprise, au final, pâtit directement de cette dégradation de la performance collective.
Absence, turn-over et perte de talents
Un climat de harcèlement est souvent marqué par un absentéisme élevé. Les employés tombent malades plus fréquemment (dépression, burn-out) ou s’absentent pour fuir temporairement l’atmosphère délétère. Il en résulte des équipes en sous-effectif, désorganisées, qui doivent supporter la charge de travail des absents – ce qui peut d’ailleurs alimenter un cercle vicieux de tensions.
À plus long terme, l’entreprise fait face à un turn-over accru : les salariés ciblés partent, mais aussi d’autres, écoeurés par l’ambiance ou craignant d’être les prochains visés, préfèrent quitter le navire.
Cette fuite des employés compétents est très coûteuse : perte de savoir-faire et de mémoire d’entreprise, coût de recrutement et de formation de nouveaux collaborateurs, etc.. De plus, la persistance d’un harceleur notoire peut dissuader des talents de rejoindre l’entreprise (mauvaise réputation en tant qu’employeur).
Ainsi, le harcèlement agit comme un véritable poison social, faisant fuir progressivement les forces vives de l’organisation.
Climat de travail délétère et démobilisation
La présence de harcèlement installe un climat de peur, de méfiance et de démotivation parmi le personnel. Les collègues témoins ressentent de l’insécurité (“à qui le tour ?”) et peuvent développer un stress moral par procuration. Certains adoptent une posture de repli sur soi pour ne pas attirer l’attention – ce qui nuit à la cohésion et à la collaboration.
D’autres, au contraire, se rallient au harceleur (conformisme) et contribuent à renforcer un esprit d’équipe perverti où l’hostilité est de mise. Dans tous les cas, la confiance mutuelle est brisée. Travailler dans la peur d’être critiqué ou humilié décourage l’initiative et la prise de risque : les employés n’osent plus proposer d’idées (par crainte d’être moqués), ni prendre de décisions (de peur d’être blâmés si cela tourne mal).
Ce climat anxiogène peut conduire à une baisse du moral généralisée, voire à un cynisme envers l’entreprise. Christophe Dejours, spécialiste de la souffrance au travail, note que face à la violence organisationnelle, les individus mettent en place des stratégies de défense qui impliquent souvent la marginalisation de ceux qui osent exprimer leur malaise.
Le harcèlement, surtout s’il est toléré, envoie le message que la souffrance de certains fait partie du “fonctionnement normal” de l’entreprise, ce qui est désastreux pour l’adhésion des salariés aux valeurs de l’organisation.
En somme, le harcèlement détruit le tissu social interne : l’esprit d’équipe, la motivation, la loyauté et la fierté d’appartenance.
Image externe et risques juridiques
Lorsqu’une entreprise est en proie à des scandales de harcèlement moral non gérés, son image de marque en souffre. En externe, elle peut être perçue comme un « mauvais employeur », ce qui complique le recrutement et entache la réputation globale de l’organisation.
Des affaires médiatisées de harcèlement (par exemple dans de grands groupes ou administrations) ont montré l’ampleur des dégâts en termes de confiance du public et de crédibilité de l’institution. Par ailleurs, le harcèlement moral engage la responsabilité juridique de l’employeur : en France, celui-ci a une obligation de sécurité envers ses salariés et doit prévenir les agissements de harcèlement (Article L1152-1 du Code du travail).
Si une plainte est déposée et prouvée, l’entreprise risque des condamnations pénales (jusqu’à 2 ans de prison et 30 000 € d’amende pour les auteurs) et/ou civiles (dommages-intérêts aux victimes). Au-delà des coûts financiers (amendes, indemnités, frais de justice), cela mobilise du temps de gestion et constitue un stress supplémentaire pour l’organisation (enquêtes de l’inspection du travail, audits internes, etc.).
Même sans aller jusqu’au tribunal, la prise en charge des conséquences du harcèlement coûte cher : programmes d’aide psychologique, réorganisation du service affecté, etc. Ainsi, tolérer un harceleur peut, in fine, coûter bien plus cher à l’entreprise que d’avoir agi pour l’empêcher.
En conclusion
les conséquences du harcèlement moral s’avèrent dramatiques à la fois sur le plan humain et sur le plan organisationnel.
Pour la victime, c’est une descente aux enfers psychologique et physique, qui peut briser sa carrière et sa santé.
Pour l’environnement de travail, c’est une contamination du climat social, une perte de ressources et une mise en danger de l’efficacité collective et de la réputation de l’entreprise.
Ces constats soulignent l’urgence pour les organisations de prévenir activement le harcèlement moral, de soutenir les victimes et de sanctionner les harceleurs, afin d’éviter que de telles situations ne se produisent ou ne s’aggravent.
Sources :
- Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral. Citations et analyses issues de ses travaux sur la perversion narcissique du harceleur.
- Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), Harcèlement psychologique au travail – définition, manifestations et conséquences du harcèlement au travail, données scientifiques à l’appui.
- L’Optimisme.pro (baromètre Qualisocial-Ipsos, 2022) – Portrait-robot du harceleur : typologie (harceleur piloté, vicieux, ambitieux, sous-estimé) et statistiques récentes sur l’ampleur du phénomène.
- W. Boucsein et al., étude dans Aggression and Violent Behavior (2012) – motifs psychologiques variés des harceleurs (besoin de dominer, sadisme, illusions).
- Bruno Lefebvre (psychologue clinicien) cité par Wikipédia Harcèlement psychologique – classification de trois types de harceleurs managériaux (accro au travail, absent, télécommandé).
- myRHline.com – 8 profils de personnalités toxiques identifiés par Anton Hout : illustrations de comportements (brailleur, serpent à deux têtes, critiqueur, cerbère, etc.).
- Helpen.fr – Le mobbing, un harcèlement systémique : mécanismes de groupe (effet de meute, conformisme par peur) dans le harcèlement collectif.
- Étude Tokarev et al., Journal of Abnormal Psychology (2017) – lien entre traits de personnalité « sombres » des leaders, harcèlement au travail et dépression des employéspubmed.ncbi.nlm.nih.gov.
- Vice (édition française) – La psychologie du harceleur : diversité des profils psychologiques (troubles de la personnalité, narcissisme, etc.) chez les harceleurs, résultats d’enquêtes.
- Code du travail et Code pénal français – articles définissant le harcèlement moral et prévoyant des sanctions.